Vers une protection accrue des droits des justiciables-contribuables : la question prioritaire de constitutionnalité

Le Conseil Constitutionnel constitue une des innovations majeures de la constitution de la Cinquième République. Les travaux du Comité constitutionnel réuni durant l’été 1958 et les écrits de Michel Debré montrent que ce nouveau conseil avait un rôle essentiel dans l’esprit des constituants gaullistes, surveiller le Parlement afin qu’il se plie à la répartition des domaines de compétence de la Loi et du Règlement telle qu’elle venait d’être prescrite par les articles 34 et 37 de la Constitution. François Mitterrand, avant qu’il ne devienne Président de la République, résumera ce rôle dans une formule lapidaire qui ne laissait guère de doutes sur l’objectif de cette institution, « le Conseil constitutionnel est le chien de garde de l’exécutif ». L’évolution des institutions à l’épreuve de la vie politique permettra de démontrer une fois de plus qu’en matière constitutionnelle, se risquer à deviner l’avenir de manière trop abrupte conduit très souvent à l’erreur de jugement.

Par sa décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association, le Conseil constitutionnel va démontrer son utilité, dans un sens très différent de celui que ses créateurs gaullistes avaient imaginé et bien moins secondaire que les critiques de l’opposition de l’époque avaient cru l’en accuser. En effet, par cette décision, les neufs sages de la rue Montpensier vont annuler une loi qui venait encadrer la liberté d’association en se fondant sur un principe fondamental reconnu par les lois de la république, en d’autres termes sur le « bloc de constitutionnalité ». C’est l’émancipation de cette institution. Le Conseil constitutionnel va porter des coups supplémentaires au légicentrisme érigé en « clé de voûte » des Républiques précédentes. En effet, sous ces régimes, dans une conception rousseauiste, la Loi étant l’expression de la volonté générale exprimée par les représentants du Peuple (en d’autres termes les membres du Parlement), elle constituait l’acte suprême insusceptible de contrôle. En permettant un contrôle de conformité des lois par rapport à la Constitution, l’instauration d’une telle institution portait alors indubitablement atteinte à la place quasi sacrée de la loi censée représenter l’expression de la volonté générale depuis la Révolution.

La question de la saisine du Conseil Constitutionnel s’est révélée rapidement épineuse, de par le compromis à trouver entre l’objectif de permettre le contrôle le plus étendu et le plus efficace des lois et la garantie de garde-fous nécessaires pour éviter un « gouvernement des juges ».

A sa création, le Conseil Constitutionnel ne pouvait être saisi qu’à l’initiative du Président de la République, du Premier Ministre, ou du président d’une des deux assemblées. Une saisine relativement limitée qui se justifiait par le rôle du Conseil constitutionnel tel qu’il était conçu, c’est-à-dire veiller à ce que le Parlement n’outrepasse les compétences d’attribution qui lui sont dévolues par l’article 34 de la Constitution.

En 1974, dans la dynamique libérale des débuts du septennat giscardien, la saisine du Conseil constitutionnel sera ouverte à 60 députés ou 60 sénateurs. Cette réforme sera fondamentale permettant une saisine plus fréquente et constituant également un des outils majeurs du statut de l’opposition parlementaire française.

Durant ces cinquante premières années de vie du Conseil constitutionnel, le contrôle de constitutionnalité à la française est un contrôle a priori dont seuls les pouvoirs constitués ont le monopole. Ce type de contrôle garantit à la fois la suprématie de la Constitution et n’abîme pas excessivement la souveraineté, la majesté de la loi. Cette dernière, une fois promulguée, n’est susceptible d’aucun contrôle.

Mais il s’agissait là de la théorie. La réalité avait considérablement remis en cause la hiérarchie des normes à la française. La prise en compte du droit international par le juge judiciaire puis par le juge administratif pour écarter l’application d’une norme réglementaire nationale, l’importance grandissante du droit communautaire, l’adhésion de la France à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales permettent au contribuable depuis de nombreuses années de contester l’application d’une loi et donne au juge le pouvoir d’un contrôle de conventionalité qui s’exerce avec une grande efficacité au plus grand profit des justiciables qui peuvent invoquer les droits prévus dans certains textes internationaux. Il suffit d’évoquer le rôle fondamental des moyens tirés de la violation des stipulations de l’article 6 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le paradoxe était donc que la loi était fragilisée mais que la Constitution ne sortait pas renforcée de tout cela alors même qu’elle constitue théoriquement le sommet de la pyramide des normes.

C’est dans ce contexte qu’est née l’idée d’instaurer un contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois nommé exception d’inconstitutionnalité.

Sous la Troisième République déjà, une partie de la doctrine publiciste avait proposé d’instaurer l’exception d’inconstitutionnalité, sur le modèle nord-américain. L’arrêt Madison vs Marbury est alors la référence de l’émancipation que ce courant doctrinal attend des juges français. Les doyens Jèze et Hauriou, rejoints tardivement par Léon Duguit sont à l’origine de ce mouvement qui aspire à la réalisation plus complète de l’Etat de droit par l’affaiblissement de la Loi.

Depuis l’émancipation du Conseil constitutionnel, la référence au modèle nord-américain a pratiquement disparu pour laisser la place au modèle européen de contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois par voie d’exception. Ce changement radical témoigne de l’enracinement rapide et réussi des procédures allemande et italienne d’exception d’inconstitutionnalité.

Le Comité Vedel au début des années 1990 et la Commission Balladur à la fin des années 2000 ont proposé d’instaurer l’exception d’inconstitutionnalité en France. Mais il faudra attendre 2008 et 2009 pour que ces propositions soient finalement intégrées dans l’édifice juridique de la Cinquième République.

Un nouveau dispositif

Aujourd’hui, la ligne jaune est enfin franchie, et c’est une nouvelle évolution significative qui est consacrée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, que la loi organique du 10 décembre 2009 « met en musique ». La France comble ainsi une lacune manifeste de son système de protection des droits fondamentaux et rejoint les autres grands Etats démocratiques qui pour la plupart, connaissent depuis plusieurs décennies le contrôle de constitutionnalité a posteriori. Concrètement, la réforme remet la Constitution aux mains des citoyens, en permettant à toute partie d’une instance en cours de saisir le Conseil Constitutionnel, dans le cas où il estime qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la norme suprême lui garantit. Ce nouveau « moyen » pourra être soulevé à compter du 1er mars 2010 et s’appliquera aux instances en cours.

L’article 61-1 de la Constitution issu de la Loi du 23 août 2008 dispose ainsi : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».

C’est la consécration de la Constitution elle-même qui est ici parachevée, et ce même si les droits et libertés qu’elle proclame étaient souvent déjà protégés grâce à la possibilité qu’avaient les justiciables d’invoquer des droits issus de normes internationales ou européennes.

Malgré les avancées indéniables que permet la réforme en matière de protection des droits du citoyen, il n’en demeure pas moins que l’impact de la réforme se veut limité par la mise en place d’un mécanisme qui encadre rigoureusement les requêtes, tant sur le fond que sur la forme. Il s’agit principalement d’éviter tout afflux de demandes fantaisistes et dilatoires qui viendraient encombrer encore davantage la barre des Tribunaux.

La question prioritaire de constitutionnalité ne peut être soulevée que par une partie d’une instance devant une juridiction relevant soit du Conseil d’Etat, soit de la Cour de Cassation sauf les Cour d’assises. Sont exclus le Tribunal des Conflits, les juridictions financières et la Cour de justice de la République.

La question doit porter selon les textes sur « une disposition législative qui porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ».

Par « disposition législative », on entend toutes les dispositions ayant force de loi, à savoir en premier lieu les lois ordinaires votées par le Parlement mais également les anciens décrets-lois et certaines ordonnances ainsi que les « lois de pays » s’appliquant au territoire de la Nouvelle Calédonie. En ce qui concerne les lois référendaires et organiques, la question reste en suspens et devra être tranchée par les sages du Conseil eux-mêmes lorsqu’ils s’y trouveront confrontés. Il est toutefois envisageable que ces lois ne rentrent pas dans le spectre vérifié, dans la mesure où depuis 1962 le Conseil constitutionnel s’interdit le contrôle des lois référendaires puisqu’elles sont l’expression du pouvoir constituant lui-même (le Peuple) et dans la mesure où les lois organiques subissent systématiquement un contrôle de constitutionnalité avant leur promulgation.

Les droits et libertés fondamentaux visés par la loi renvoient au bloc de constitutionnalité. Semblent en revanche exclues de ce champ les questions de la répartition des pouvoirs et compétences entre les différents pouvoirs telle qu’elle est prévue par la Constitution. Cela étant certaines dispositions constitutionnelles relatives à des attributions législatives intéressent les droits et libertés. L’article 34 vise ainsi la libre administration des collectivités territoriales. Ce que les constitutionnalistes appellent l’incompétence négative du législateur pourra éventuellement être considéré comme portant atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution. Notons au passage que la limitation de l’objet de la demande est spécifique à la France puisque aussi bien en Allemagne qu’en Italie, en Autriche ou en Espagne, les juges admettent la recevabilité des moyens tirés de l’incompétence de l’auteur à l’origine de la norme contestée. Mais il est vrai que ces Etats ne connaissent pas le contrôle a priori des lois ou de manière marginale.

La question prioritaire de constitutionnalité se doit de respecter un certain formalisme défini par la loi organique. La question doit être présentée dans un écrit distinct et motivé, c’est-à-dire faire l’objet d’une véritable argumentation. L’objectif est évidemment d’éviter une accumulation déraisonnable de demandes non fondées. Une fois correctement formulée, la question est présentée au juge qui décide « sans délai » de la transmettre au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Le juge suprême décide ensuite à son tour, s’il la juge fondée, de communiquer la question au Conseil constitutionnel dans un délai de trois mois. A chaque étape, la question doit être accompagnée des mémoires ou conclusions des parties, et les décisions de transmission ou non transmission doivent être rigoureusement motivées, par souci du respect de la demande du justiciable. Ce mécanisme de double filtre juridictionnel permettra ainsi un écrémage des questions. Ces formalités montrent aussi combien la question prioritaire de constitutionnalité est un incident de séance et doit être traité comme tel.

Afin de décider de la suite à donner à la procédure, les juridictions saisies de la question doivent procéder à un examen relativement approfondi sur trois conditions qui doivent être réunies cumulativement pour que ladite question soit transmise :

  • la question doit s’appliquer au litige ou à la procédure, ou constituer le fondement des poursuites ;
  • elle doit porter sur la contestation d’une disposition législative qui n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil dans les motifs et le dispositif de l’une de ses décisions, sauf changement des circonstances de droit ou de faits ;
  • et elle doit revêtir un caractère sérieux.

Si toutes ces conditions sont remplies, la question doit être transmise sans délai au Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation. Au premier stade de la procédure, le dispositif impose au juge de surseoir à statuer, mais il peut décider de prendre les mesures provisoires et conservatoires nécessaires. Les juges suprêmes ont alors un délai de trois mois pour examiner la question et le cas échéant la transférer au Conseil Constitutionnel. Une fois ce délai écoulé et en l’absence de réponse de leur part, la question est automatiquement transmise aux Sages, qui disposent à leur tour d’un délai de trois mois pour prendre une décision.

De même, le mécanisme mis en place permet de respecter les conditions du procès équitable telles que définies par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. D’une part, le Conseil Constitutionnel est tenu d’informer le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des deux assemblées dès lors qu’il est saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité. Ces derniers ont alors l’opportunité d’émettre des observations que le Conseil peut décider de prendre en compte. D’autre part, les parties elles-mêmes ont la possibilité de présenter leurs observations dans le délai de trois mois dont dispose le Conseil Constitutionnel pour se prononcer.

De ce nouveau mécanisme se dégage de fait un nouvel équilibre des pouvoirs institutionnels, permettant une meilleure protection des droits et libertés fondamentaux en même temps qu’une revalorisation de la place de la Constitution dans la hiérarchie des normes. Cependant, la question se pose de savoir dans quelle mesure et de quelle manière vont cohabiter cette nouvelle opportunité de contrôle de constitutionnalité, déjà présente dans de nombreux pays européens, et le contrôle de conventionalité des lois aux engagements internationaux qui a connu un développement harmonieux depuis plusieurs décennies en France.

La règle veut que le juge accorde la priorité au contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionalité des lois. Plusieurs raisons sont invoquées pour justifier l’avantage accordé à la question de constitutionnalité. Tout d’abord, d’un point de vue théorique, et malgré les adaptations et compromis octroyés par les juges français aux juges européens, la Constitution reste la norme suprême au sommet de la hiérarchie des normes en France. En tant que telle, le juge se doit de faire respecter sa pleine application en lui accordant la primauté sur toute autre norme. On évoque également l’effet erga omnes de la décision prise par le Conseil dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, qui conduit à l’abrogation pure et simple de la disposition législative en cause alors qu’elle demeure maintenue quelle que soit l’issue d’un contrôle de conventionalité.

Quel impact peut-on attendre de la question prioritaire sur le contentieux fiscal ?

La question prioritaire de constitutionnalité devrait donc induire certains changements de fond et de forme non seulement pour les juges mais également pour l’ensemble des praticiens du contentieux fiscal. Certaines problématiques procédurales et d’autres plus substantielles semblent redéfinies, et concernent en premier lieu les avocats qui seront potentiellement en capacité d’invoquer de nouveaux moyens.

Au-delà des aspects procéduraux spécifiques au droit fiscal, la question prioritaire de constitutionnalité ouvre également de nouveaux champs de contestation au justiciable, influant plus sensiblement sur les droits conférés au contribuable. Quelques grands principes constitutionnels guident en effet le domaine fiscal, et pourront être invoqués à l’appui des demandes constituées par les parties comme l’égalité devant l’impôt ou l’égalité devant les charges publiques, le principe de proportionnalité des sanctions fiscales ou le contrôle des lois fiscales rétroactives ou de validations législatives. L’incompétence négative du législateur si elle n’a pas forcément de chances d’aboutir en d’autres matières peut s’avérer plus intéressants pour les fiscalistes dans la mesure où l’article 14 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen dispose que c’est au législateur et à lui seul qu’il appartient de fixer les règles relatives au taux, à l’assiette et aux modalités de recouvrement de la « contribution publique ».

Désormais donc, la question de la constitutionnalité d’une loi pourra être soulevée par tout justiciable devant une juridiction relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de Cassation. Le succès du mécanisme reposera essentiellement sur la capacité des justiciables d’abord et des avocats ensuite à se saisir des nouvelles opportunités qu’il offre.

S’il est indéniable que cette réforme permet une avancée considérable en matière de respect des droits du citoyen en permettant le contrôle a posteriori des lois à l’initiative du justiciable lui-même, il n’en demeure pas moins que certaines incertitudes demeurent, et que les dérives du système devront être observées de près.

Dans un contexte où les lois sont de plus en plus nombreuses et « bavardes », on pourrait notamment reprocher à la question prioritaire de constitutionnalité d’apporter sa pierre à l’édifice de l’instabilité juridique, en même temps qu’elle remettrait en cause les aptitudes du législateur. Par un effet de vases communicants, ce sont les juges qui de fait bénéficieront d’une plus grande marge de manœuvre, voire de pouvoirs plus étendus. Quant au Conseil Constitutionnel, organe vital du mécanisme, il ne fait nul doute qu’il sera une fois de plus montré du doigt, et accusé d’être le symbole du Gouvernement des juges. Toutefois la relative indifférence dans laquelle cette réforme a été adoptée montre que les craintes susmentionnées sont moins vives qu’elles ne l’étaient il y a encore une quinzaine d’années. Les commentateurs et les auteurs de cette réforme préfèrent, à juste titre, retenir que la question prioritaire de constitutionnalité vient renforcer les droits des citoyens. Finalement, Benjamin Constant l’a emporté sur Jean-Jacques Rousseau… et c’est tant mieux !

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Romain Grau

Romain Grau est ancien élève de l’Ecole nationale d’administration et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a été Commissaire du gouvernement au Tribunal administratif de Versailles avant de […]