Rapport sur les défis fiscaux posés par l’économie numérique (Action 1 du Plan d’Action BEPS)

Dans le monde entier, les gouvernements, les dirigeants, les médias et la société civile expriment une préoccupation croissante vis-à-vis de certaines pratiques d’optimisation fiscale des entreprises multinationales en générale, et des multinationales du numérique en particulier. Pour répondre à ces préoccupations, et à la demande du G20, dans le but de moderniser les règles sur l’imposition des profits transfrontaliers, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a publié en juillet 2013 un Plan d’action sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, plus connu sous l’acronyme anglais Plan d’action BEPS (« Base erosion and profit shifting », « BEPS »).

L’action 1 du Plan d’action BEPS appelle à engager des travaux pour identifier les principales difficultés posées par l’économie numérique pour l’application des règles fiscales internationales existantes, et élaborer des solutions détaillées pour les résoudre. Pour remplir cette mission, un groupe de réflexion sur l’économie numérique, organe subsidiaire du Comité des affaires fiscales (CAF) de l’OCDE auquel des pays du G20 non membres de l’OCDE participent en qualité d’associés, au même titre que les pays membres de l’Organisation, a été créé en septembre 2013. Il a été chargé de rédiger un rapport qui vient de paraître le 16 septembre 2014. Les grandes lignes de ce rapport peuvent être résumées de la façon suivante : l’économie numérique ne peut pas être séparée du reste de l’économie à des fins fiscales (1), mais elle accentue les risques de BEPS (2) et soulève au-delà du BEPS des défis fiscaux en matière de politique fiscale (3).

1. L’économie numérique ne peut pas être séparée du reste de l’économie à des fins fiscales

Le rapport constate que l’économie numérique est le résultat d’un processus de transformation découlant des technologies de l’information et de la communication (« TIC »). Grâce à la révolution des TIC, les technologies sont devenues moins chères, plus puissantes et largement standardisées, améliorant les processus commerciaux et stimulant l’innovation dans tous les secteurs de l’économie (automobile, services financiers, publicité, enseignement, etc.). L’économie numérique tendant à devenir de plus en plus l’économie proprement dite, il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de la distinguer du reste de l’économie dans une optique fiscale.

Dans le même temps, le rapport reconnaît que les avancées technologiques consécutives à l’économie numérique ont permis l’émergence de nouveaux modèles d’affaires qui présentent certaines caractéristiques fondamentales potentiellement pertinentes d’un point de vue fiscal, réparties en 4 catégories :

  • la mobilité (i) des actifs incorporels, qui sont largement utilisés dans l’économie numérique, (ii) des utilisateurs, et (iii) des fonctions de l’entreprise (par suite de la diminution des besoins en personnel local pour exercer certaines fonctions et de la fréquente flexibilité dans le choix de la localisation des serveurs et des autres ressources) ;
  • le recours à des données, dont l’utilisation massive a été facilitée par l’augmentation de la puissance des ordinateurs et des capacités de stockage ainsi que par la diminution des coûts de stockage ;
  • les effets de réseau, c’est-à-dire le fait que les décisions prises par certains utilisateurs peuvent avoir un impact direct sur les avantages dont bénéficient d’autres utilisateurs ;
  • le développement de modèles économiques multi-faces, dans lesquels des groupes de personnes distincts entrent en interaction par le biais d’un intermédiaire ou d’une plateforme, et les décisions de chaque groupe affectent les résultats obtenus par l’autre groupe, du fait des externalités positives ou négatives ainsi générées.

2. L’économie numérique exacerbe certains risques BEPS

Pour évaluer la mesure et la forme du BEPS dans l’économie numérique, le Groupe de réflexion a examiné plusieurs structures fiscales et juridiques utilisées par certains modèles d’affaire spécifiques à l’économie numérique (ex. : détaillant en ligne, publicité en ligne, infonuagique, boutique d’applications en ligne). Le rapport considère que si certaines des caractéristiques fondamentales de l’économie numérique accentuent les risques de BEPS, les techniques utilisées ne sont pas d’une nature différente de celles employées dans les autres secteurs de l’économie. L’économie numérique ne soulève donc pas des questions de BEPS qui lui soient propres et exclusives. Le groupe de réflexion en conclue que les travaux actuellement menés sur les 14 autres actions du projet BEPS, qui vise à faire coïncider les droits d’imposition avec l’activité économique et la création de valeur, ont vocation à résoudre les problèmes BEPS dans le contexte de l’économie numérique. Dans le même temps, le groupe de réflexion ajoute que le caractère exacerbé du phénomène BEPS dans le contexte de l’économie numérique exige une attention et une expertise particulières, et formule quelques recommandations susceptibles d’éclairer les travaux sur les autres actions BEPS, notamment :

  • Veiller à ce que les activités essentielles de certains modèles d’affaires de l’économie numérique (ex. : détaillant en ligne) ne puissent pas prétendre indument à l’exception au statut d’établissement stable (« ES »), et à ce qu’il ne soit pas possible de recourir à des accords artificiels portant sur des ventes de biens et de services pour éviter le statut d’ES (Action 7 : empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’ES).
  • Tenir compte de l’importance des actifs incorporels, de l’utilisation de données, et de la généralisation des chaînes de valeur mondiales, ainsi que de l’impact de ces éléments sur les prix de transfert (Actions 8-9-10 : s’assurer que les prix de transfert calculés soient conformes à la création de valeur).
  • Tenir compte de la nécessité éventuelle d’adapter les règles relatives aux SEC à l’économie numérique (Action 3 : renforcement des règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées (SEC)).

3. Problèmes plus larges soulevés par l’économie numérique en matière de politique fiscale

Le rapport reconnaît que l’économie numérique, au-delà du BEPS et de la question de l’évasion fiscale, soulève des problématiques fiscales plus profondes pour les responsables de l’action publique. Ces défis concernent au premier chef la fiscalité directe, dans le cadre de laquelle le groupe de réflexion a identifié trois grandes catégories de problèmes.

  • La pertinence du lien dans les règles actuelles de territorialité (« nexus ») : L’évolution des modes d’exercice des activités économiques amène à se demander si de façon générale les règles actuelles de territorialité concernant les liens sont toujours appropriées, et en particulier si le critère de l’établissement stable, reposant in fine sur la présence physique de l’entreprise étrangère sur un territoire, est toujours approprié dans tous les cas.
  • Le rôle et l’impact de l’exploitation des données : L’élévation du degré de sophistication des technologies de l’information a permis aux entreprises de l’économie numérique de rassembler et d’utiliser des données par-delà les frontières à une échelle inédite. Le recours de plus en plus fréquent à la collecte et à l’analyse de données, et l’importance croissante des modèles économiques multi-faces, soulèvent des interrogations sur l’évaluation des données, les liens et sur l’attribution ainsi que la qualification des bénéfices.
  • Les méthodes de qualification des revenus : L’apparition de produits numériques et de modes de prestation de services inédits crée des incertitudes quant à la qualification appropriée des paiements réalisés dans le contexte de nouveaux modèles d’affaires.

Ces problématiques posent des questions plus systémiques concernant la capacité du cadre fiscal international actuel à faire face aux changements provoqués par l’économie numérique et par les modèles d’affaires qu’elle rend possibles, et donc à garantir que les bénéfices sont effectivement imposés dans le pays où les activités économiques sont exercées et où la valeur est créée.

Les défis fiscaux plus larges soulevés par l’économie numérique concernent aussi les impôts indirects, en particulier lorsque des produits sont acquis via internet par des clients privés auprès de fournisseurs à l’étranger. Les problèmes sont dus en partie à l’absence de cadre international efficace permettant de garantir la collecte de la TVA dans le pays où se situe le marché.

4. Prochaines étapes

Le groupe de réflexion a examiné et analysé un certain nombre de solutions possibles à ces défis fiscaux. Toutefois, du fait de l’échelonnement du calendrier du projet BEPS et des interactions entre les différents résultats attendus, le groupe de réflexion a jugé impossible, au moment de la publication du rapport, d’une part de prédire avec quelle efficacité les travaux relatifs au Plan d’action BEPS permettront de répondre aux préoccupations de BEPS dans le contexte de l’économie numérique, et d’autre part d’évaluer quelle sera, au final, l’ampleur des défis fiscaux plus systémiques en rapport avec les questions de lien, de données et de qualification, et quelles sont les solutions potentielles permettant d’y répondre. Dans ce contexte, il a été décidé de poursuivre les travaux du groupe de réflexion, au-delà de l’échéance de septembre 2014, pour achever l’évaluation des défis fiscaux plus larges ayant trait aux questions de lien, de données et de qualification, ainsi que des différentes solutions permettant éventuellement de les résoudre, et garantir que les problèmes de BEPS dans le contexte de l’économie numérique soient traités de manière efficace. Le groupe de réflexion s’est engagé à achever ces travaux pour le mois de décembre 2015, avec la publication d’un rapport supplémentaire exposant les résultats obtenus.

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Eric Robert

Conseiller fiscal auprès de l’OCDE depuis mars 2014, Eric Robert est membre de l’équipe BEPS chargée de la coordination de l’ensemble des 15 Actions du Plan D’Action et, plus précisément, […]