Raison d’être : réflexion autour d’une notion encore énigmatique

L’article 1835 du Code civil, introduit par la loi du 22 mai 2019 sur la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte », expose :
 
« Les statuts doivent être établis par écrit. Ils déterminent, outre les apports de chaque associé, la forme, l’objet, l’appellation, le siège social, le capital social, la durée de la société et les modalités de son fonctionnement. Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. »

Tentatives de définition d’une notion énigmatique

La loi Pacte, en introduisant la dernière phrase de l’article 1835 dans le Code civil, consacre une notion provenant des sciences du management, et plus précisément de la stratégie d’entreprise.

Cette incursion du management dans le droit se traduit par l’adoption d’une « raison d’être » qui offre à l’entreprise le désirant, la possibilité d’affirmer une stratégie singulière qui va alors contraindre ses actions.

La loi ne crée pas une exigence impérative du droit des sociétés. Tout du moins, pas encore !

Le choix permis par la loi, consiste pour une entreprise, à avoir la possibilité d’adopter une raison d’être, comprise comme les principes dont elle se dote pour exercer son activité. La loi Pacte retient un principe de réalité (et de réalisme) en indiquant que la société devra « affecter des moyens » à la réalisation de son activité, conformes aux principes adoptés.

Par exemple, si le principe affiché par l’entreprise est de maîtriser son impact carbone, il lui faudra alors prévoir des actes concrets (plantation d’arbres, réduction des déchets…) assurant une activité conforme à ses principes.

Tentant de s’expliquer, l’exposé des motifs du projet de la loi Pacte précise que cette raison d’être incite, « sous la forme d’un effet d’entraînement, les sociétés à ne plus être guidées par une seule « raison d’avoir », mais également par une raison d’être, forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter vers une recherche du long terme ». Le rapport Notat-Sénard du 9 mars 2018, qui a inspiré le projet de loi, vient préciser que « la raison d’être se définit comme ce qui est indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise », et la compare à l’affectio societatis, qui renvoie à une « volonté réelle et partagée ». Le Conseil d’Etat, dans son avis sur le projet de loi y voit, plus concrètement, « un dessein, une ambition ou toute autre considération générale tenant à l’affirmation de valeurs ou de préoccupations de long terme » (considérant n°105, Avis du 14 juin 2018).

Un des objectifs poursuivis est d’inciter les acteurs économiques à produire d’une manière encadrée par des principes vertueux et à s’inscrire dans une perspective de longue échéance, c’est-à-dire une logique durable.


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A fins d’illustration, l’entreprise Atos a notamment introduit dans ses statuts, le 30 avril 2019, une raison d’être comprise comme une mission de contribution au façonnement de « l’espace informationnel […], de développement de la connaissance, de l’éducation et de la recherche dans une approche pluriculturelle », ainsi que le « développement de l’excellence scientifique et technologique ».

Les failles inhérentes à la raison d’être

La « raison d’être » reste cependant difficile à appréhender. En effet, le concept échappe au juriste puisqu’il vient du management ; il pourrait par ailleurs être tenté de le rapprocher de la cause, principe qu’il connait bien.

De plus, le contenu de la loi laisserait maladroitement supposer qu’il existe des sociétés sans raison d’être. Cette lecture est erronée car, littéralement, la notion renvoie à « ce sans quoi on ne saurait être ou vivre », de sorte que c’est un élément dont toute société, par essence, est naturellement doté.

La « raison d’être » telle qu’évoquée dans les textes demeure toutefois très abstraite.

De manière pratique, du côté des entreprises, on relèvera surtout la notion d’affectation de moyens. La formule législative laisse subsister des interrogations : quelle est leur nature ?

Comment les évalue-t-on ? Comment juger s’ils sont suffisants ?

Ces interrogations sont-elles de nature à remettre en question la pertinence de se doter d’une « raison d’être ».

On peut tenter une réponse, confirmant l’intérêt pratique de cette nouvelle notion. Revenant à son origine managériale, la raison d’être relève de la stratégie d’entreprise. Cette stratégie guide ensuite les décisions à prendre. Concrètement, cela revient à se doter d’une devise, élever ses niveaux d’exigence tout en l’affichant auprès des acteurs avec lesquels l’entreprise interagit. Concrètement, cela revient à s’organiser pour mettre en œuvre cette stratégie, allouer des moyens humains, financiers ou… organisationnels !

En toute hypothèse, en insérant la raison d’être dans les statuts ou dans un acte extra-statutaire, telle une charte, l’entreprise sera ensuite tenue de la respecter ; sa modification ne pouvant intervenir qu’aux conditions strictes de modifications de ces derniers. Cette promesse tenue par l’entreprise est loin d’être négligeable dans une société où les enjeux en termes de responsabilité sociale des entreprises (RSE) prennent de plus en plus d’importance.

Effet inattendu, la raison d’être pourrait bénéficier à la société dans le cas d’une offre publique d’achat inamicale, en lui offrant une sortie de secours. Si elle est précisée dans les statuts, les dirigeants doivent en tenir compte (articles L. 225-35 et L. 225-64 du Code de commerce), et ils pourront le cas échéant, s’opposer à une offre hostile sur le fondement de son incompatibilité à la raison d’être. Plus efficacement encore, cette raison d’être s’imposera aux candidats à la reprise : on imagine qu’il sera difficile pour un fonds de pension de se débarrasser d’une raison d’être qui impose un fort niveau de responsabilité sociale dans l’organisation de l’entreprise

La puissance du symbolisme et l’absence de sanctions

Il s’agit là, encore plus que pour l’intérêt social, surtout d’un symbole car il n’existe aucune sanctions précises en cas de non-respect de la raison d’être. Peu de conséquences juridiques en découlent ; et l’on n’y voit pour l’instant qu’un pari sur la volonté (et l’opinion publique) : une fois choisie et adoptée par l’entreprise, le manquement à la raison d’être n’est pas soutenu par un arsenal de sanctions. Il est difficile d’identifier une conséquence concrète à la raison d’être, à l’exception sans doute de la révocation du dirigeant qui pourrait très certainement être motivé par des décisions prises non conformes à celle-ci.


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La mise en cause de la responsabilité du dirigeant, de manière individuelle, à l’égard de la société et des tiers, en cas de violation des statuts est prévue par deux textes (article 1850 du Code civil et article 225-251 du Code du commerce). Cette mise en cause pourrait être invoquée par la société, par les actionnaires, et même les tiers. Mais là encore, l’hypothèse semble complexe. Tout en revient à l’établissement de manière certaine de la violation du motif existentiel de la société… On voit, par exemple, mal où placer les curseurs d’appréciation de la raison d’être de l’entreprise Atos : quand doit-on estimer que cette dernière a failli à son « excellence scientifique et technologique » ? Quant au tiers, il lui faudra en plus justifier son intérêt à agir !

Et, une fois la responsabilité engagée sur le fondement du non-respect de la raison d’être adoptée, quelles conséquences doit-on en tirer ? Le versement de dommages et intérêts supposerait de pouvoir identifier et évaluer un dommage, ainsi qu’une victime. Quant à la nullité des actes passés en contradiction avec la raison d’être, le débat reste entier. En l’état des textes, il est peu probable que la raison d’être soit de nature à justifier la nullité d’un contrat ou d’un acte décidé par la société (sauf à avoir fait explicitement du respect de la raison d’être une condition du contrat… ce qui semble très théorique) ; en revanche, cela pourrait jouer en matière d’image et de réputation.

La création de la raison d’être emporte dans son sillon de nouveaux risques pour les dirigeants qu’il convient d’informer du flou qui les entourent, ou plutôt, du flou qui entoure les effets de cette notion. D’aucuns pourraient y voir un nouvel exercice stratégique, formel, d’autres, une opportunité pour les entreprises de mettre en œuvre leur responsabilité vis-à-vis de la société, les parties prenantes. Plus de vingt après le Cadbury Report prônant une gouvernance d’entreprise répondant au modèle des parties prenantes (stakeholder model), ces dernières font une entrée légale, quoique non contraignante, dans la stratégie des sociétés commerciales.


Photo d'Arnaud Raynouard
Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]

Antoine Le Grix

Etudiant en alternance à l’Université Panthéon-Assas Paris II, Antoine Le Grix a secondé le Professeur Arnaud Raynouard au sein du cabinet d’avocats Deloitte Société d’Avocats afin de faire vivre le […]