Notion de « pertes définitives » : lumière sur l’exception Marks and Spencer

Par deux décisions récentes, la CJUE se prononce en faveur d’une interprétation restrictive de la notion de « pertes définitives » en faisant dépendre leur qualification de l’impossibilité de transférer les pertes subies par une filiale (ou sous-filiale lorsque toutes les sociétés intermédiaires et la sous-filiale sont résidentes du même Etat membre) à un tiers acquéreur.

La jurisprudence Marks and Spencer avait établi la faculté d’utiliser, dans l’Etat de résidence de la société mère européenne, les pertes de filiales étrangères lorsque ces pertes étaient devenues « définitives » dans l’Etat où elles ont été réalisées. Cette qualification de « pertes définitives », créée par la CJUE, a posé de nombreuses difficultés d’interprétation, que les arrêts rendus postérieurement ne sont pas parvenus à résoudre définitivement.

Dans ces deux affaires, il s’agissait donc principalement de savoir si, en cas de fusion ou de liquidation, la liberté d’établissement instaurée par le Traité UE impose qu’une société mère européenne (suédoise aux cas d’espèce) puisse déduire de ses bénéfices les pertes réalisées par une filiale (en Allemagne : aff. C-607/17, Memira) ou par une sous-filiale (en Espagne : aff. C-608/17, Holmen). Dans le cas Memira, la fusion transfrontalière de la filiale allemande dans sa mère suédoise était envisagée, après quoi le groupe n’exercerait plus aucune activité, directe ou indirecte en Allemagne. Quant à la décision Holmen, deux options sont abordées : soit la liquidation de la filiale et des deux sous-filiales espagnoles, soit une fusion inversée de la filiale par sa sous-filiale déficitaire espagnole, suivie de la liquidation du nouvel ensemble. Holmen planifiant également la totale cessation de ses activités espagnoles.

En substance, la CJUE adopte une position restrictive, et précise à cet égard que :

  • La circonstance que l’Etat membre de résidence de la filiale ne permette pas de transférer les pertes subies par cette dernière en cas de fusion ou l’année de liquidation, n’est pas déterminante pour l’appréciation du caractère définitif des pertes subies par une filiale non-résidente, sauf si la société mère démontre qu’il lui est impossible de valoriser ces pertes en faisant en sorte, notamment au moyen d’une cession, qu’elles soient fiscalement prises en compte par un tiers au titre d’exercices futurs. 
    Ainsi, c’est seulement dans ce dernier cas que la CJUE considère que la filiale a épuisé toutes possibilités de prise en compte des pertes ou qu’il n’existe effectivement plus aucune possibilité que ces pertes soient prises en compte. Selon les conclusions de l’avocate générale Juliane Kokott (décision Holmen paragraphe 49), il convient de vérifier si ces pertes n’auraient pas pu être prises en compte antérieurement par transfert à des tiers, acquéreurs extérieurs ou autres sociétés du groupe, pour déterminer si ces pertes peuvent être qualifiées de « définitives » au sens de la jurisprudence Marks and Spencer. Certes, la Cour ne reprend pas expressément cette exigence liée à l’antériorité de la cession, cependant cette exigence nous paraît implicite.
    Aussi, comme le souligne l’avocate général, les cas de figures dans lesquels pourraient réellement subsister des pertes utilisables en droit (parce qu’elles ne sont pas reconnues légalement ou parce qu’elles ne sont pas exploitables en raison de limitations légales – telle que l’exclusion du report en arrière/avant ou l’instauration d’un seuil de déduction) mais non en fait semble donc difficilement envisageables. En effet, il reste toujours, in fine, la possibilité de transférer ces pertes à un acheteur potentiel, le prix de vente payé par ce dernier prenant nécessairement en considération la valeur des pertes existantes, il « utiliserait » ainsi les pertes. De plus, lorsque l’acquéreur d’une entreprise déficitaire n’est pas prêt à payer le prix en considération des pertes sous-jacentes, ces pertes pourraient tout de même être considérées comme « utilisables ». Côté français, la brèche sera en effet délicate à exploiter. Côté européen, il faudrait recourir à une analyse au cas par cas – on pense notamment au cas de l’Allemagne où le changement d’actionnaire peut entrainer la perte définitive des déficits, le prix de vente ne pouvant être apprécié en conséquence.
  • La notion de « pertes définitives » ne s’applique pas à une sous-filiale, à moins que toutes les sociétés intermédiaires entre la société mère et la sous-filiale, subissant des pertes susceptibles d’être regardées comme définitives, ne soient résidentes du même Etat membre. Sans doute parce que dans ce dernier cas, il n’y a pas de risque d’optimisation du taux d’imposition du groupe en choisissant l’Etat membre d’imputation des pertes. De même que, le danger de prise en compte multiple des pertes peut être écarté.
  • Est sans incidence sur l’appréciation du caractère définitif des pertes, le fait qu’il n’existe dans l’Etat de résidence de la filiale, aucune autre entité qui aurait pu déduire ces pertes.

En définitive, il semble que la CJUE accorde davantage de poids à l’autonomie fiscale des Etats membres et la répartition équilibrée de leur pouvoir d’imposition – notamment en vue d’éviter une double imputation des pertes – qu’à la liberté d’établissement.

Il sera intéressant de suivre l’impact de cette position de la Cour sur la décision « Groupe Lucien Barrière » (17 janvier 2019, n° 1707036), actuellement pendante devant la CAA, et par laquelle le TA de Montreuil a jugé que les dispositions de l’article 223 A du CGI sont incompatibles avec la liberté d’établissement dans le cas où elles ont pour effet de priver un groupe français de toute possibilité de déduction effective de son résultat intégré des pertes définitives d’une filiale du groupe établie sur le territoire de l’UE, qui répondrait aux autres conditions de l’intégration fiscale, dans la mesure où cette déduction aurait été possible pour une filiale française.

Affaire à suivre… en attendant la prudence reste de mise. Une analyse détaillée au cas par cas de la législation de l’Etat de situation de la filiale ayant généré les pertes doit être effectuée afin d’étudier la possibilité de les transférer à des tiers.

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Antoine Morterol

Avec 30 années de pratique professionnelle, Antoine a apporté à Deloitte Société d’Avocats son expérience des problématiques fiscales des groupes, acquise à la fois en tant que conseil et en […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]