Conventions fiscales et abus de droit

Les rédacteurs d’une convention fiscale sont présumés avoir voulu exclure de son bénéfice les montages artificiels dépourvus de toute substance économique.

Le dirigeant d’une société française s’est engagé, sous condition suspensive, à acquérir un ensemble immobilier situé en France. Le même jour, il a créé au Luxembourg, par apport de titres de sa propre société française, une société holding ayant alors exclusivement pour objet social la prise de participations dans d’autres sociétés luxembourgeoises ou étrangères, la gestion et la mise en valeur de ces participations, ainsi que l’assistance à ses filiales. C’est cette société luxembourgeoise qui, après élargissement de son objet social, a finalement été substituée au contribuable pour l’acquisition de l’ensemble immobilier projetée, avant de le revendre à une société créée entre-temps en France et exerçant l’activité de marchand de biens. La société luxembourgeoise ne disposant en France d’aucun établissement stable, la plus-value de cession a bénéficié d’une non-imposition totale d’impôt, en France comme au Luxembourg, en application de l’article 4 de la convention franco-luxembourgeoise, dans sa rédaction antérieure à l’avenant du 24 novembre 2006 (Conseil d’Etat, 25 octobre 2017, n° 396954).

Le Conseil d’Etat  valide l’analyse faite par la CAA de Versailles (17 décembre 2015, n° 13VE01281) dans cette affaire où le service avait mis en œuvre la procédure d’abus de droit par fraude à la loi.

Il confirme, en premier lieu, et de manière inédite, que les conventions fiscales sont bien des normes entrant dans le champ de l’abus de droit par fraude à la loi, y compris lorsque cette convention ne prévoit pas cette hypothèse. Dans un considérant de principe, il juge que l’Administration est en droit de recourir à la procédure de l’abus de droit lorsque la norme dont le contribuable recherche le bénéfice procède d’une convention fiscale bilatérale ayant pour objet la répartition du pouvoir d’imposer en vue d’éliminer les doubles impositions et que cette convention ne prévoit pas explicitement l’hypothèse de fraude à la loi. Cette dernière précision nous semble devoir se lire comme permettant l’application de l’abus de droit, y compris dans l’hypothèse où la convention en cause aurait pour seul objet de répartir le pouvoir d’imposer entre les Etats (tel était le cas de la convention franco-luxembourgeoise, conclue en 1958, comme d’un très grand nombre de conventions).

Il en vient, dans un second temps, à l’appréciation des deux critères constitutifs de la fraude à la loi.

C’est, en l’espèce, le critère objectif (application littérale du texte en contrariété avec l’intention de ses auteurs) qui cristallisait ici véritablement les débats. Contrairement aux textes législatifs, les documents diplomatiques conduisant à l’adoption des conventions fiscales ne sont pas accessibles. Certes, le comité de l’abus de droit a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une utilisation abusive d’une convention fiscale était contraire aux objectifs poursuivis par les Etats signataires (pour la convention franco-luxembourgeoise, affaires 2012-45, 2012-47 et 2012-48 ; pour la convention franco-danoise, affaire n° 2013-53, plus récemment, pour les conventions conclues avec le Luxembourg, le Danemark, la Grande-Bretagne et le Liban, affaire n° 2016-53). Mais le Conseil d’Etat ne s’était encore jamais prononcé sur ce point.

Reprenant ensuite la formule de la CAA, le Conseil d’Etat juge qu’en l’espèce, les Etats parties à la convention franco-luxembourgeoise ne sauraient être regardés comme ayant entendu, pour répartir le pouvoir d’imposer, appliquer les stipulations de la dite convention à des situations procédant de montages artificiels dépourvus de toute substance économique. Est présumé contraire à l’intention de ses auteurs l’application d’une convention fiscale à un montage artificiel. Le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion de retenir la même approche s’agissant de l’existence d’une clause « implicite » de bénéficiaire effectif. On rappelle qu’il juge depuis plusieurs dizaines d’années déjà que les conventions fiscales contiennent implicitement une clause de bénéficiaire effectif, y compris celles conclues avant que la convention modèle OCDE ne la prévoie explicitement (décision Diebold du 13 octobre 1999, n° 191191).

S’agissant de l’exclusivisme fiscal (critère subjectif), le Conseil d’Etat souligne l’artificialité de l’interposition de la société luxembourgeoise, laquelle n’était justifiée par aucun motif économique,  organisationnel ou financier. Il relève également que ladite société n’avait réalisé aucune autre activité immobilière, en dépit de son changement d’objet social (postérieur, d’ailleurs, à l’opération litigieuse).

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Clara Maignan

Clara Maignan, avocat, a rejoint les équipes de Deloitte Société d’Avocats en 2011. Elle exerce au sein du Comité Scientifique Fiscal.